Thème : « à partir d’un roman ou d’un film aimé ou détesté, imaginez une autre fin » – 1 h
Vilain petit canard, j’ai refusé le jeu d’imaginer d’autres fins. Pour moi, les romans et les films, comme la vie, sont construits par leurs auteurs vers une fin unique. La preuve, souvent frustrés par les producteurs, les réalisateurs publient quelques années après la sortie des films, leurs versions « originales ».
Nous construisons nos vie de la même manière. Nous ne sommes pas maître de notre point de départ, mais nos choix dans cette ligne temporelle de cet univers, déterminent notre fin.
Imaginer une autre fin
Imaginer une autre fin ? Un être humain peut-il imaginer une autre fin que celle de sa propre mort ? Son seul pouvoir illusoire, c’est d’imaginer qu’il existe une autre vie « meilleure » après sa mort, pour supporter l’idée de son vivant que son être, son « Âme » s’il est croyant, ne soient anéantie à jamais, que sa vie infinitésimale dans cet univers ait été merdique ou non.
Je n’ai pas de regrets. Je n’imagine pas que ma vie aurait pu être meilleure si j’avais pris d’autres décisions. Elle aurait été différente ou n’aurais pas été du tout et j’aurais eu d’autres enfants avec d’autres femmes… ou pas. Se reproduire est la seule chose qui ait quelque importance dans cet univers pour combattre l’entropie et le néant.
On dit que les chats ont sept ou neuf vies, j’en suis déjà à ma troisième.
Ma première vie, je l’ai brûlée un dimanche soir d’hiver sur la nationale 13 bis entre le Havre et Rouen, du côté de Bolbec.
J’étais étudiant à la fac de Rouen car il n’y en avait pas au Havre à cette époque. Le dimanche soir, ma sœur et moi, nous quittions le domicile familial havrais pour rejoindre la cité U de Mont-Saint-Aignan. Je n’avais pas encore ma future 2CV et je conduisais ce soir-là la 4L de ma sœur qui était assise à côté de moi.
La particularité de la nationale 13 bis, c’est qu’elle était à cette époque à trois voies non alternées et dans la région de Bolbec qui est vallonnée, il y avait une succession de longues montées et de longues descentes.
La 4L de ma sœur avait du mal à dépasser le 100 et doubler un camion demandait toujours du temps. Lorsque je me suis mis à doubler le semi-remorque dans la première montée, il avait ralenti et je ne réussi à atteindre au sommet que le milieu du camion. Dans la descente, ce salopard se mit à accélérer si bien que je n’arrivais plus à gagner du terrain.
Ce soir-là, il y avait une légère bruine qui s’avéra être givrante et je ne m’en aperçus que quand le camion qui venait d’en face se mit progressivement a déraper sur la voie du milieu.
À cette distance du camion qui venait en sens inverse et de ma vitesse, je ne pouvais rien faire d’autre que de continuer de doubler le mastodonte alors que j’arrivais sur le plat. J’ai croisé le semi-remorque d’en face au début de la seconde montée. À cet instant la voiture était au niveau du tracteur du camion que je doublais.
Le rétroviseur gauche de la 4L de ma sœur a explosé sur l’aile du camion croisé alors que je n’étais qu’à cinq centimètres de l’aile du camion doublé. À cette époque, les voitures n’avait ni rétro à droite, ni airbag, ni ceinture de sécurité d’ailleurs. J’ai tout de suite imaginé que s’il avait manqué ces cinq centimètres quand nous nous sommes croisés, la 4L de ma sœur aurait été comme un grain de café dans un moulin du même nom et nous aurions subit le même sort.
J’ai fini par réussir à doubler ce putain de camion comme chanta Renaud vingt ans plus tard et j’ai roulé encore quelques kilomètres avant de m’arrêter sur un parking, devant un café fermé. Je n’ai pas pu reprendre ce soir là le volant tellement je tremblais.
J’avais grillé ma première vie.
Comment imaginer mes parents apprenant la mort de leurs deux seuls enfants sur cette nationale 13 bis près de Bolbec en ce mois de décembre 1968 ? Quelle aurait été leur vie ensuite ? Auraient-ils survécus à leurs douleurs et migré à Cagnes-sur-Mer à leur retraite comme ils l’ont fait par la suite ? Ma mère aurait elle vécu jusqu’à l’âge de 93 ans et mon père 85 ans ? Je suis incapable d’imaginer cette histoire.
C’est à cet instant que j’ai su que j’allais vivre dorénavant au présent.
J’ai brûlé ma deuxième vie sur une route nationale finlandaise, entre Kuusamo et Oulu, le long du cercle polaire arctique. Nous rentrions d’une semaine de ski à Ruka que nous avions quitté vendredi un peu après midi et nous avions prévu une escale dans un hôtel à Oulu, le soir. Il faisait déjà nuit, le soleil se couche encore tôt fin février à cette latitude.
Dans la voiture, il y avait ma femme, mon fils de deux ans et demi et une de mes filles âgée de quatorze ans, née de mon mariage précédent et venue de France pour passer les vacances de février avec nous.
Ma voiture était équipé de pneus neige achetés en France. Écologie oblige, je n’avais pas acheté des pneus à clous finlandais qui détruisent les chaussées et envoie des poussières cancérigènes dans l’atmosphère. J’ai racheté des pneus Nokia à clous l’année suivante, je préfère finalement procrastiner ma mort.
La route était dégagée, mais il restait une zone centrale avec de la neige entre les deux chaussées. La voiture devant moi se traînait et j’hésitais à la doubler. C’est alors que plusieurs grosses voitures nous dépassèrent, probablement des 4×4 et ça je ne l’imaginais malheureusement pas, mais c’est cette erreur qui me décida à franchir le pas. Je ne l’ai plus jamais faite depuis en pareille situation.
Au moment où mes roues avant tractrices franchirent en accélération la zone neigeuse, elles se mirent à patiner si bien que la voiture partit en zigzag. Impossible de récupérer la trajectoire. La voiture heurta le rail de sécurité à gauche qui était couvert de neige et elle fut renvoyée sans dégât à droite, de l’autre côté de la chaussée, dans un incontrôlable dérapage de travers.
Vrai miracle ! À cet instant même apparu un énorme parking enneigé et non dégagé sur la droite de la chaussée. La voiture glissa de travers entre celle de devant et celle que je venais de doubler, sans toucher aucun des véhicules, et s’engagea dans une superbe glissade de coté sur ce parking !
Re-miracle, la neige accumulée sur le côté droit de la voiture grâce à la glissade latérale la freina puis l’arrêta à un mètre d’un fossé séparant le parking de la lisière de la forêt. Aucun dégât sur la voiture, une vraie cascade de cinéma. Mais j’étais tétanisé !
L’événement ne fut pas sans conséquences et par rebondissements successifs, cela impacta durablement mes relations avec ma femme et sa famille. Mais il y eu également une conséquence immédiate. J’étais tellement contracté que cela me provoqua quasi instantanément une sciatique paralysante des muscles releveurs du pied gauche, qui m’obligea à rentrer en France pour me faire rapidement soigner afin d’éviter la destruction des nerfs.
La médecine d’état finlandaise n’était pas du tout intéressée par un migrant non inscrit à Kela – la sécurité sociale du pays – et elle me proposa alors d’aller me faire voir dans le privé, dont les soins sont effroyablement hors de prix quand on a pas d’assurance. À cette époque j’étais toujours officiellement en activité en France, certes dispensé d’activité réelle, mais obligatoirement affilié à la Sécu française et je ne pouvais pas m’inscrire à Kela ! Retour temporaire en France donc.
Et je venais de brûler ma deuxième vie, encore une fois sur la route !
Survivants et indemnes, comment imaginer une autre fin qui aurait forcément été catastrophique, avec la mort ou le handicap à vie de mes enfants, de ma femme ou de moi-même ? Je me refuse à ce jeu. Refaire une fin, ce n’est pas forcément comme dans les films avec un happy end. Aucun intérêt !
Depuis le 22 février 2008, je suis dans ma troisième vie. Je conjugue toujours ma vie au présent et je suis incapable d’imaginer d’autres fins. Les bonheurs futurs croisés et perdus, la chance ou la malchance, ne sont que des chimères inutiles. Pour Camus, Sisyphe est heureux du présent alors qu’il sait qu’il ne peut changer la fin. Cette connaissance le rend libre même si sa vie est absurde. Le présent est, et cela lui suffit.
Hier est un mirage qui s’évanouit de ma mémoire,
Demain un rêve ou le néant,
Le bonheur, c’est d’être,
C’est maintenant.