Mon premier souvenir

Atelier du Hérisson du 18 octobre
Thème : Un bruit qui court…

Vous choisissez le souvenir d’un bruit, qui vous a surpris(e), angoissé(e) ou amusé(e), un jour ou l’autre, dans votre vie d’enfant ou d’adulte.
– Soit, vous racontez autour de ce bruit de manière autobiographique,
– Soit, vous l’insérez dans une histoire.

Temps d’écriture : 1h

Je peux dater mon premier souvenir. Je venait juste d’avoir trois ans. Pourquoi je le sais ? Parce que quand j’ai rappelé plus tard les événements à mes parents, ils ont été catégoriques : c’était juste avant que l’on n’emménage rue du Mont Joly et c’était en juillet, c’est-à-dire deux mois après l’anniversaire de mes trois ans.

Les psychologues disent que l’on ne peut pas avoir de souvenir avant trois ans, ce qui réduit fortement la fenêtre possible pour cette date. Nous habitions rue Henri IV, au Havre. J’y suis né, à l’époque les accouchements se faisaient à domicile, et j’y ai vécu les trois premières années de ma vie et, bien entendu, je n’en ai aucun souvenir. Par contre, la rue du Mont Joly est imprimée dans ma mémoire et classée à la rubrique « bonheur de l’enfance ».

En février de cette année, mon fils Martti, franco-finlandais qui réside à Helsinki, a souhaité passer ses vacances de ski en France. En Finlande, c’est comme cela que l’on appelle les vacances de février. Son souhait principal était de faire quelques escapades dans Paris et surtout de découvrir la Normandie, le pays qui m’a donné la viiieeeuh – comme dans la chanson 😉

Nous sommes allés bien sûr en pèlerinage rue du Mont Joly et mon fils a pu découvrir ce coin de paradis de mon enfance. Mais revenons à la rue Henri IV. Non loin de notre appartement, le jeudi, jour où il n’y avait pas d’école à cette époque, mes parents qui étaient instituteurs en profitaient pour faire leurs courses au marché installé sur les trottoirs de la rue Aristide Briand.

C’était une grande et large rue et les étals des commerçants débordaient des trottoirs, ce qui n’empêchait pas pour autant le passage du trolleybus. Comme ma mère et mon père tenaient chacun un sac de provision, il n’était pas possible pour ma sœur et moi d’obtenir d’être pris dans leurs bras en pleurnichant.

D’habitude, ma sœur allait dans les bras de mon père et moi dans ceux de la mère et cet arrangement nous convenait à tous les deux, si bien que notre manigance était parfaitement rodée. Mais au marché, nous étions condamnés à courir pour suivre l’allure de nos parents, une main tenue dans l’étau ferme de la main libre de nos géniteurs.

C’était un exercice sportif et périlleux pour moi, car j’étais à cette époque de ma vie assez petit pour mon âge. J’étais né avant terme à sept mois et demi de grossesse, avec un cœur mal fermé, si bien que ma croissance dans les premiers mois de mon existence n’avait pas été à la hauteur des espérances de mes parents.

Bref, à trois ans, marchant dans une foule, le regard d’un enfant se limite à un mur de pantalons et de robes avec aucun espoir d’en d’entr’apercevoir autre chose. Même devant les étals, il était souvent impossible de voir ce qu’il y avait dessus. Par contre, ma sœur et moi étions heureux quand nous arrivions devant les marchands de poules, de canards et de lapins.

À cette époque, les gens achetaient vivants ces animaux et la transformation en viande de boucherie s’effectuait tranquillement dans le silence de la maison. Bon nombre des nouveaux citadins d’après-guerre étaient nés à la campagne et pratiquaient cet exercice avec dextérité.

Je me souviens encore de l’appel dans la rue des marchands qui récupéraient les peaux de lapin et les entassaient dans leur charrette à bras. « La pimpot, la pimpot », c’est ce que j’entendais. Il a fallu que nos parents nous expliquent à quoi correspondait ce discours bizarre. Nous préférions davantage, ma sœur et moi, la clochette du marchand de glace.

Quand nous arrivions devant l’étal du marchand de lapins, de poules et de canards, c’était le bonheur. Les cages étaient posées par terre et nous pouvions passer nos petites mains entre les barreaux pour caresser les fourrures et les plumes des animaux apeurés. Cette passion ne nous a pas quitté si bien qu’après avoir emménagé rue du Mont Joly, nous avions lapins et poules en liberté dans le jardin.

Mais revenons au marché. Alors ce premier souvenir ? C’est un souvenir sonore ! Bien sûr, j’ai également un souvenir visuel de l’incident, mais quand je réentends un bruit similaire, automatiquement il fait remonter du plus profond de ma mémoire les événements de juin 1953 au marché de la rue Aristide Briand.

Nous étions sur le chemin du retour, ma mère tenait fermement ma main droite dans sa main gauche et portait son panier chargé dans l’autre main. Mon père était à côté de ma mère et tenait ma sœur avec sa main droite en position miroir par rapport à ma mère. Le trottoir était encombré de passants, parfois arrêtés, si bien que nous avancions en accordéon, comme dans les embouteillages de la nationale sept de nos vacances.

Devant moi, il y avait un boucher. Pourquoi je le sais ? Il avait un pantalon à petits carreaux bleus et blancs et sa blouse était du même acabit. À cette époque, c’était le costume traditionnel de travail dans cette profession, la seule variante étant la couleur rouge remplaçant la bleue.

J’avais donc, pour unique horizon devant moi, depuis plusieurs minutes, le pantalon à carreaux bleus et blancs du boucher. Voilà que celui-ci s’arrête soudainement d’avancer, bloqué par un chaland intéressé par l’étal du maraîcher. Devant ma mère, c’était dégagé, la personne qu’elle suivait ne s’était pas retrouvée bloquée, si bien qu’elle continua d’avancer.

En me tirant par la main, il arriva ce qui arrive toujours quand on suit de trop près quelqu’un, vous pouvez vous imaginer la scène. Ma tête a heurté violemment les fesses du boucher sans que je puisse les éviter !

À cet instant précis, sous l’impact, celui-ci a lâché un pet retentissant qui m’a littéralement assourdi ! Et c’est quelques instants plus tard que j’ai pu en apprécier l’odeur. Ma réaction elle aussi fut immédiate et j’ai rendu mon petit-déjeuner sur le bas du pantalon du boucher ! Celui-ci ne s’est même pas retourné pour voir ce qui venait d’arriver et l’obstacle s’étant remis en marche, il a tranquillement continué son chemin.

Que dire de plus sur mon premier souvenir ?

Qu’il est parfaitement gravé dans plusieurs zones de mon cortex. Il fait appel à la mémoire auditive, à la mémoire olfactive, à la mémoire tactile et à la mémoire visuelle. Je pense que c’est cette combinaison des quatre sens qui en fait un souvenir indélébile. Vous pouvez imaginer l’impact qu’il a eu sur ma jeune personnalité 🤣