Je vais vous parler du deuxième roman de Carole Martinez, « Du domaine des Murmures », publié en 2011, nominé au Goncourt et qui a obtenu finalement le prix Goncourt des lycéens. Son premier roman, « Le Cœur cousu », publié initialement à 3000 exemplaires en 2007 a reçu trois prix, dont le prix Renaudot des lycéens.
Ce roman ne fait que 213 pages, sa lecture sera rapide. Les premières pages du livre me font douter, une histoire de mystique au Moyen Âge, cela ne me branche pas vraiment. Mais le style est agréable à lire, très descriptif, favorable à l’imagination des personnages et des paysages, alors je continue… Et j’ai bien fait.
Résumé de l’intrigue
Esclarmonde – en occitan « clarté du monde », est la fille adorée du châtelain du domaine des Murmures, place forte imaginaire dominant la Loue, une rivière du Jura. En 1187, elle refuse de se marier avec Lothaire, le fils d’un châtelain voisin, et elle fait vœu de vivre recluse pour l’amour unique de Dieu. Esclarmonde sera cloîtrée dans un reclusoir qui sera construit pour elle, adossé à la chapelle du château.
Violée avant son enfermement par son père, elle va donner naissance à un petit garçon en secret et en silence dans sa cellule. Pour échapper au déshonneur et à la honte, Esclarmonde et son père vont laisser croire à une origine divine de leur fils incestueux, avec la complicité plus ou moins involontaire des ecclésiastiques. L’enfant lui sera laissé jusqu’à ses trois ans et elle développera envers lui un amour maternel extrêmement fort.
Devenu une quasi-sainte, les pèlerins viendront de très loin pour l’écouter et obéir à ses directives. Elle finira par profiter de ce pouvoir pour se venger de son père en le forçant, pour expier son crime, à partir en croisade et l’enverra ainsi vers une mort certaine.
Contexte religieux et historique
Carole Martinez s’est inspirée des reclus qui existent aussi bien dans l’Église catholique que dans l’Église orthodoxe. Cet extrémisme est présent chez les moines chrétiens orientaux dès le IVe siècle. Spirituellement, c’est la symbolique de la « mort au monde », par le choix de l’enfermement volontaire, pour un temps ou jusqu’à la mort. Le reclusoir ou la recluserie est souvent situé près d’un monastère ou d’une église.
La tradition de réclusion, comme forme de vie religieuse, est plus ancienne en Orient qu’en Occident. L’Église légiférera à partir du VIIe siècle pour limiter les excès de l’ascétisme de certains reclus. À partir du XIVe siècles, les hommes reclus disparaissent au profit des ermites tandis que les recluses se multiplient, essentiellement dans les villes.
Il y a encore des recluses à Paris et dans plusieurs villes de province au XVIIe siècle, mais de moins en moins, comme pour les autres formes de vie religieuse. Sœur Nazarena, l’une des dernières recluses, est décédée à Rome en 1990 après quarante-quatre années d’enfermement.
Contexte géographique
Carole Martinez s’est peut-être inspirée des ruines du château de Charencey à Chenecey-Buillon pour imaginer le Domaine des Murmures. Il domine la moyenne vallée de la Loue dans le Doubs et ses vestiges sont également à quatre lieues de l’église de Monfaucon où devait se dérouler le mariage d’Esclarmonde avec Lothaire.
Mon ressenti à la lecture du domaines des Murmures
Au fil des pages je me rends compte que le thème n’est pas celui du mysticisme religieux ni de l’intégriste religieux d’une adolescente, mais celui de l’Amour (avec un grand A) à travers le regard de trois femmes et de leur destin, Esclarmonde la fille du châtelain veuf, Douce, sa nouvelle belle-mère et Bérengère la dame de compagnie de celle-ci. Dans cette histoire, l’amour que les hommes ont envers les femmes se borne la plupart du temps à une sexualité se passant de consentement !
Esclarmonde refuse tout amour charnel.
En refusant tout mariage et en choisissant sa réclusion à vie, elle ne recherche que l’amour unique et platonique de Dieu. L’amour paternel exacerbé et alcoolisé de son père aboutira à son viol avec l’inceste comme seule manifestation possible d’amour des pères envers leurs filles, les hommes seraient tous des violeurs ?
Bigre, cela commence vraiment mal pour les hommes dans ce roman. C’est comme si l’actualité des médias de ce début de 2021 avait son #Metooinceste s’invitait dans ma lecture !
Esclarmonde découvre l’amour maternel.
Son amour maternel va devenir quasi-exclusif au point où l’amour de Dieu va passer au second plan. Même si elle ne renie jamais sa foi, la force de son amour pour son fils Elzéar – en hébreu, « Dieu se souvient », va la faire sombrer du coté obscur quand celui-ci lui sera enlevé. Lorsqu’il reviendra quelques années plus tard et la reniera, elle n’aura plus qu’une seule idée, celle de sortir de sa réclusion pour retrouver l’amour de son enfant.
Pour Douce, la belle-mère d’Esclarmonde, l’amour est « intéressé », c’est l’amour du pouvoir ou de l’argent. La sexualité est l’outil efficace et facile pour mener les hommes à ou par la « baguette ». Sexualité refusée par Esclarmonde, elle devient un outil de castration psychologique si bien que Lothaire, son amoureux transi, lui dévouera une obéissance absolue dès le début de sa réclusion.
Sexe donné ou refusé, et l’on découvre le pouvoir des femmes !
Bérengère, la dame de compagnie de la châtelaine, pratique l’amour libre. Maîtrisant la science des herbes médicinales contraceptives, elle donne libre cours à sa sexualité sans aucun désir de maternité. L’amour envers son amant, est la conséquence du bonheur sexuel qu’ils partagent. Elle contrôle son amant par la satisfaction de sa sexualité, les hommes sont tous tellement prévisibles.
La maternité, un instrument de pouvoir !
Le remplacement par la châtelaine de son enfant décédé par celui d’Esclarmonde – elle lui donnera le nom de son fils afin de conserver la possession du Domaine des Murmures – montre à la fin du roman que la maternité est également un puissant instrument de contrôle et de pouvoir.
J’ai trouvé la conclusion finale du roman assez rapide, même un peu brutale et elle aurait mérité, je pense, de plus de développement. Carole Martinez achève la déclinaison des différentes façons d’aimer des femmes par une conclusion logique dans le contexte de notre société moderne. Seul l’amour « intéressé » survit au temps, l’amour maternel comme l’amour libre ayant irrémédiablement des dates de péremption.
Ce roman n’est ni féministe, ni sexiste. Il ouvre une fenêtre réaliste sur l’Amour, vu au travers du regard de ces trois femmes, avec sexualité et maternité comme instruments de pouvoir.
À méditer, et lire absolument.